Septembre 2015

28 Septembre 2015

Quels liens entre les sciences cognitives, l’ingénierie humaine et l’aérospatiale ?

La scène se déroule en 1921, au 2ème régiment d’aviation de Strasbourg. Dans les airs, un tout jeune pilote se présente pour un atterrissage d’entraînement. Les conditions optimales pour un vol sont réunies : la météo est bonne, le terrain correctement balisé, et l’avion sort d’entretien. L’incident qui va rendre cette histoire intéressante devait en fait venir du pilote. Fatigué, peu formé aux instruments, distrait (au point que ses camarades le surnomment « Pique-la-Lune »), il néglige de surveiller son altitude lors de la phase d’approche et se présente beaucoup trop haut devant la piste : il remet les gaz trop brusquement, provoque un retour du carburateur, et manque d’enflammer le moteur, ce qui ne lui laisse d’autre choix que de se poser en catastrophe.

Un aphorisme bien connu des informaticiens veut que « problem exists between chair and keyboard » : souvent, il arrive qu’un problème informatique survienne non pas à cause du logiciel ou du matériel, mais soit causé par l’utilisateur, entre le clavier et la chaise. Ce principe est aisément transposable à l’aviation, et l’anecdote narrée plus haut en constitue une des prises de conscience les plus anciennes : le déroulement d’un vol dépend tout autant de l’avion que des hommes qui les pilotent. Un des systèmes les plus fondamentaux, et parfois problématiques, de l’aéronautique se situe entre le siège et la manette des gaz. L’aéronautique et l’aérospatiale partageant historiquement de nombreux concepts, technologies et architectures système, la problématique de l’homme est tout aussi capitale dans l’exploration de l’espace. La conception d’un avion ou d’un véhicule spatial ne peut donc être uniquement affaires de calculs de modes souples et d’impulsions spécifiques, sauf à dire que l’homme n’a plus sa place dans l’exploration spatiale. Depuis plusieurs années, les sciences de l’humain (psychologie, biologie, médecine…) sont de plus en plus impliquées dans la conception de nouveaux projets. Nous nous intéresserons ici au cas de l’ingénierie humaine en général, et des sciences cognitives en particulier : que sont-elles, et quels liens existent-ils entre elles et l’exploration spatiale ?

Les liens entre les différentes disciplines des sciences cognitives dans le diagramme établi par le psychologue américain George Armitage Miller en 2003.

Les sciences cognitives : définition, paradigmes et histoire

Les sciences cognitives peuvent se définir comme étant les sciences de la pensée. Elles s’intéressent aux grandes fonctions mentales de l’esprit que sont, par exemple, la conscience, la mémoire, le mouvement, la vision, et cherchent à les étudier en intriquant plusieurs niveaux de compréhension de chacune de ces fonctions : « Elles ont pour but l’étude conjointe des propriétés formelles et algorithmiques de ces fonctions mentales, des mécanismes psychologiques qui les sous-tendent, et des mécanismes biologiques qui les rendent possibles (des gènes jusqu’aux circuits et aires dans le système nerveux)” (source : Cogmaster). Ce que l’on appelle “sciences cognitives” regroupe donc des théories et concepts issus de nombreuses disciplines : psychologie, neurosciences, biologie médicale, philosophie de l’esprit, linguistique, intelligence artificielle, ingénierie, dans une approche multidisciplinaire permettant à chacun de ces champs de recherche de se compléter mutuellement. Pour le neuroscientifique britannique David Marr (1945-1980), un processus cognitif (comme, par exemple, la vision) doit se comprendre en utilisant trois niveaux d’analyse :

  • Le niveau computationnel : à quoi sert le processus, et à quels problèmes permet-il de répondre ;
  • Le niveau algorithmique : quels sont les systèmes, représentations, variables, mis en jeu par ce processus ;
  • Le niveau de l’implémentation physique : quelles sont les structures matérielles ou biologiques qui sous-tendent ce processus.

Les grandes fonctions mentales ne peuvent se comprendre que par le prisme de ces trois niveaux d’analyse. Il ne suffit pas d’équiper un robot d’une caméra (niveau de l’implémentation physique) pour lui conférer la vue. Il est également nécessaire de le munir des algorithmes de traitement du signal adéquats, et de comprendre comment le signal lumineux capté par les caméras peut être transformé en informations intéressantes et exploitables (niveau computationnel) : comment les objets sont-ils reconnus, comment un mouvement est-il analysé, etc. Les sciences cognitives ne sont pas qu’un simple assemblage de différentes disciplines, mais les font travailler en synergie pour « mettre au point des théories explicites et testables de ces fonctions mentales » (ibid). Les neurosciences permettent de voir quelles sont les structures neurologiques qui sous-tendent la vision, tandis que la psychologie cognitive modélise les principes d’attention, de reconnaissance des formes, de perception du mouvement, à titre d’exemple.

Les sciences cognitives ont commencé à se développer au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, en bénéficiant des débuts de la recherche dans les domaines de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Dès 1942, les conférences Macy, organisées à New-York par le neurologue Warren McCulloch, étaient des colloques de recherche visant à édifier une « science générale du fonctionnement de l’esprit » et regroupant des médecins, des psychologues, des mathématiciens et des anthropologues. Aujourd’hui, comme nous allons le voir en présentant plusieurs exemples, « la recherche en sciences cognitives a pris son essor dans de nombreux pays industrialisés qui ont su y voir à la fois un champ scientifique prometteur et une source d’applications industrielles pour le futur » (ibid), en particulier dans le domaine de l’exploration spatiale. Deux domaines principaux intéressent les industriels et professionnels du secteur :

  • L’apport des neurosciences, de la robotique et des interfaces cerveaux-machines à des futures missions spatiales ;
  • L’application des dernières découvertes en psychologie cognitive à la gestion d’un équipage d’astronautes et à la question des facteurs humains.

Les deux prochains paragraphes seront donc consacrés à la présentation d’un certain nombre d’applications industrielles de la recherche en sciences cognitives et en sciences humaines.

La robotique humanoïde et les interfaces cerveaux-machines au service de l’aérospatiale : exemples industriels

Space Applications est une société belge fondée en 1987 : son activité est essentiellement centrée sur la fourniture de services et le développement de produits pour l’industrie spatiale. Elle compte actuellement parmi les principaux partenaires de l’agence spatiale européenne, et est notamment chargée par l’ESA du développement et de la certification du cockpit de la future capsule Orion, du programme MARES de surveillance médicale des astronautes de l’ISS et de l’exosquelette portable SAM (Sensoric Arm Master). Elle est actuellement impliquée dans plusieurs programmes de robotique et d’interfaces cerveau-machine (ICM) :

  • MIRAD (Methodology to bring Intelligent Robotic Assistive Devices to the user) : il s’agit d’un programme de recherche en robotique appliquée à l’humains, et apportant donc de nouveaux développements dans les domaines des prothèses, de la rééducation, ou de la téléopération. Le principal équipement actuellement produit est un exosquelette permettant une marche naturelle et une assistance au développement pour les personnes handicapées.
  • MINDWALKER : consortium de plusieurs universités et instituts de recherche menés par Space Applications, le but de ce programme de recherche est également de développer un exosquelette d’aide au déplacement, mais cette fois directement contrôlé par le cerveau de l’utilisateur : l’activité électrique du cerveau (électroencéphalographique) est mesurée par des électrodes et traduite en mouvements de la machine, comme une marche naturelle. Plusieurs patients handicapés ont déjà pu bénéficier de cette technologie.

Exosquelette développé par le projet Mindwalker. Source : https://mindwalker-project.eu

Plus près de nous, l’ONERA et le LAAS (Laboratoire d’Analyse et d’Architecture des Systèmes du CNRS) à Toulouse travaillent également sur la robotique humanoïde et l’amélioration des ICM. Ces différentes technologies, issues de collaboration entre chercheurs du vivant et ingénieurs, peuvent être appliquées au domaine spatial, notamment en apportant une aide aux astronautes lors des sorties extra-véhiculaires ou de la manutention sur les modules de leur vaisseau. On peut imaginer un déchargement des vaisseaux cargo, une installation d’une base martienne ou des réparations sur l’ISS facilités par des exosquelettes ou des bras robotisés.

L’un des buts des missions analogues organisées par la Mars Society est justement de valider ces nouvelles technologies dans un environnement aussi réaliste que possible et d’évaluer leur applicabilité à de futures missions spatiales. Space Applications est d’ailleurs membre du projet MOONWALK qui organise également des missions analogues. Elles ont lieu en scaphandre, au fond de la Méditerranée au large de Marseille pour simuler une EVA sur la Lune, et dans le désert espagnol près de Rio Tinto pour les missions martiennes. Elles permettent de valider les procédures d’EVA et d’expérimentation impliquant des robots (déplacement sur un terrain accidenté, procédures de contrôles à distance…)

Expérience utilisant un électroencéphalographe à bord de la Station Spatiale Internationale. Crédit : ESA, Neurospat

Un autre apport des sciences cognitives à l’exploration spatiale : la question des facteurs humains et de la performance de l’équipage

Le DLR (Deutsches Zentrum für Luft- und Raumfahrt), l’agence spatiale allemande, regroupe, au sein de son Centre de Robotique et de Mécatronique, un des plus grands pôles de recherche dédiés aux facteurs humains d’Europe. Toujours dans l’optique de développer de nouveaux systèmes spatiaux adaptés à l’humain (et non l’inverse), l’agence fait travailler conjointement psychologues, ingénieurs et chercheurs sur différents projets cherchant à améliorer la performance et la sécurité :

  • amélioration de l’attention du personnel de contrôle au sol en comparant l’efficacité de stimuli visuels, auditifs, et tactiles ;
  • développements de joysticks de pilotage à retour de force ;
  • aide au pilotage en équipant les pilotes du VibroTac, un bracelet transmettant des vibrations à son porteur l’avertissant d’un danger, d’un risque de collision ou d’autres informations.

La NASA, quant à elle, a, lors des simulations NEEMO (NASA Extreme Environment Mission Operations, des missions analogues longues de plusieurs jours se déroulant à plusieurs dizaines de mètres sous l’eau, dans une base sous-marine située au large de la Floride), équipé ses aspirants astronautes de Google Glass, dans l’objectif de voir comment des lunettes à réalité augmentée pouvaient faciliter la tâche des astronautes : par exemple en lui permettant d’avoir constamment sous les yeux ses constantes vitales ou de la documentation technique.

Au cœur de l’application des sciences cognitives à l’ingénierie spatiale se trouve donc la question de la performance de l’équipage : la startup française Dreem, employant à parts égales des ingénieurs, des neurologues et des entrepreneurs, s’attaque au marché du sommeil en développant et commercialisant un bandeau électronique devant améliorer la qualité du sommeil de son porteur. Parmi les partenaires du projet, se trouve notamment Zodiac Aerospace. En effet, le bandeau Dreem, initialement développé dans un souci de bien-être du public, pourrait à terme intéresser les pilotes et astronautes, devant concilier vigilance et précision constante à un sommeil souvent court et peu réparateur. Le produit, en stimulant de manière adéquate le cerveau au cours de la nuit, permet d’améliorer la qualité du sommeil et d’augmenter les performances cognitives du porteur.

Le cosmonaute Sergueï Krikaliov portant un dispositif d’eye-tracking, permettant de mesurer son attention et ses réactions physiologiques.

Outre le sujet des facteurs humains, c’est plus généralement la psychologie qui est grandement mise à contribution dans la préparation des vols habités. En plus de leurs compétences techniques et de leur santé physique, les aspirants astronautes doivent également faire preuve de leur stabilité psychologique, de leur capacité à travailler en équipe même dans l’adversité et de leur résistance au stress. Les agences spatiales recrutant des astronautes soumettent ainsi les candidats à de nombreux tests psychologiques et cognitifs. Les différentes missions analogues, et en particulier Mars 500 (programme russe confinant un équipage de 6 personnes durant 520 jours) ou BioSphere (qui cherchait également à évaluer le fonctionnement d’un système de support de vie et de production de vivres autonome sur une longue période) ont permis de mieux comprendre les répercussions physiologiques et psychologiques lors d’un voyage long en milieu restreint. Seront également à prendre en compte au cours de la préparation d’une expédition vers Mars : l’optimisation de l’aménagement du vaisseau et de la base de vie, pour concilier praticité, confort et efficacité ; l’ergonomie des différents systèmes, et en particuliers des véhicules et scaphandres…

Sciences humaines et aérospatiale : des apports réciproques dans les deux domaines

Les sciences cognitives et l’ingénierie humaine ont donc finalement beaucoup à apporter à de futures missions spatiales, et réciproquement. L’aéronautique, bénéficiant des résultats issus de la recherche fondamentale et d’importants investissements industriels, suscite en retour une amélioration du bien-être et des technologies accessibles au quotidien. A titre d’exemple :

  • les glass cockpits (cockpits où la multitude des cadrans à aiguilles peu lisibles est remplacée par des écrans facilement consultables), développés à l’origine pour les navettes spatiales, équipent à présent les cabines de pilotage des Airbus. De même, les HUD (Head-Up Displays, ou viseurs tête-haute), permettant à un pilote d’afficher sur sa visière différentes informations relatives à sa position ou son orientation, et fruits des recherches en facteurs humains et ergonomie, se généralisent dans l’aviation civile, et même dans les voitures modernes.
  • Les exosquelettes, bras mécaniques et interfaces cerveau-machine bénéficient de toujours plus de retour d’utilisation et voient leurs prix de développement devenir de plus en plus abordables, démocratisant leur emploi pour la rééducation et l’équipement des personnes handicapées. La main artificielle Bebionic de la société anglaise RSL Steeper équipe des centaines d’amputés dans le monde, tandis que les chercheurs de l’université John Hopkins de Baltimore conçoivent des membres artificiels directement liés au système nerveux, aussi facilement contrôlables que des vrais.

Prothèse de main développée par RSL Steeper. Source : bebionic.com

Les améliorations apportées par les sciences cognitives ne sont sans doute pas aussi critiques pour une future mission martienne que le sont les recherches portant sur de nouveaux modes de propulsion, permettant de rejoindre la Planète Rouge dans des délais raisonnables, ou sur les systèmes de support vie, capables de fournir de l’air et de l’eau à un équipage et de fonctionner en boucle fermée sans interruption pendant plusieurs années. Elles apportent néanmoins un éclairage nouveau sur les prochains systèmes spatiaux, et prennent de plus en plus d’importance sauf bien entendu à admettre que l’homme doit être laissé hors de la boucle, et que l’avenir de l’exploration martienne dépend uniquement de drones et sondes automatiques.

Les différentes missions habitées organisées depuis le début de l’ère spatiale ont été riches d’enseignements sur la capacité des astronautes à réagir à un problème ou sur leurs besoins :

  • Lors de la mission Gemini 8, un moteur de contrôle d’attitude du vaisseau se bloqua en position allumé, entraînant l‘équipage dans une rotation rapide qui ne put être stoppée que grâce à l’intervention manuelle du commandant de la mission, un certain Neil Armstrong ;

Les astronautes de la mission Skylab 4 se plaignirent au contrôle de vol de ne pas pouvoir tenir les délais imposés, permettant de mieux définir les charges de travail planifiées pour de futures missions.

Le pilote que nous évoquions au début de cet article, et dont il s’agissait du tout premier vol, s’appelait en réalité Antoine de Saint-Exupéry. Bien des années plus tard, dans Terre des hommes, il allait écrire : « On croit que l’homme peut s’en aller droit devant lui. On croit que l’homme est libre… On ne voit pas la corde qui le rattache au puits, qui le rattache, comme un cordon ombilical, au ventre de la terre”. Nonobstant la beauté de son oeuvre littéraire, il mériterait bien, au vu de ses erreurs de pilotage, que nous lui donnions tort au moins sur ce point. Les sciences cognitives et humaines remettent l’homme au cœur du système, et lui donnent les moyens de briser la corde qui le rattache au ventre de la Terre, vers d’autres mondes. Ou, plus prosaïquement, il est possible d’affirmer comme Buzz Aldrin : « Get your ass to Mars ! »

 

 

 

 

20 Septembre 2015

L’équipage MDRS Supaéro Crew lance prochainement sa campagne de crowdfunding

Alors que d’aucuns disent que le premier homme qui marchera sur Mars est déjà né, que les missions scientifiques et gouvernementales envoyées vers la Planète Rouge n’ont jamais été si nombreuses et que plusieurs compagnies nous poussent vers une humanité multi-planétaire, des étudiants de l’ISAE-Supaero ont décidé de préparer ce futur palpitant.

Après une première mission couronnée de succès, menée par deux élèves ingénieur de Supaero en mars dernier au sein d’une équipe internationale, l’aventure martienne ne fait que commencer. Cette fois, un équipage entièrement composé d’élèves Supaero partira, en février prochain, à la base de simulation martienne située dans le désert de l’Utah, la Mars Desert Research Station.

Ils auront alors la possibilité pendant 15 jours de confronter à la réalité du terrain des expériences innovantes, aussi bien technologiques, scientifiques et humaines qu’ils ont préparées. Les défis à relever seront nombreux : cohabitation, cohésion, sorties extravéhiculaires en scaphandre épuisantes, nourriture lyophilisée, entretien de la station, gestion des ressources, communications décalées, et bien d’autres.

Vous pensez aussi que Mars est la nouvelle frontière de l’humanité ? Vous pensez aussi que ce genre de projet permet de promouvoir la science et l’ingénierie chez les jeunes ? Alors soutenez leur projet via le financement participatif ! Lancement dans les prochains jours.