Sol 12 - Perdus dans le temps et l'espace
Il y a un an, jour pour jour, dans l’incrédulité et la tristesse la plus totale, toutes les chaînes
d’informations du monde ont soudainement changé leurs programmes pour annoncer l’invasion
de l’Ukraine par l’armée russe.
Quelques semaines avant cela j’étais en Antarctique, sur la station française Dumont d’Urville. Il
s’agit littéralement de l’autre bout du monde, mais à vrai dire le contexte est très similaire en
termes d’isolement, de confinement et d’exposition à un environnement hostile. Un désert blanc
qui, sous bien des aspects, ressemble à notre désert rouge.
Dans un tel environnement, la relation que l’on entretient avec le « monde extérieur » est
ambiguë. Cela correspond peut-être à une sorte de mécanisme de survie, mais on pourrait
presque venir à penser que le monde extérieur n’existe plus, comme si rien de ce qui s’y passe ne
pourrait impacter notre vie.
Je me souviens parfaitement qu’alors que la Russie commençait à rassembler des troupes à la
frontière ukrainienne, j’avais encore la naïveté de penser qu’il s’agissait là d’un simple
mouvement stratégique et que les choses ne pourraient pas mal finir. Étant donné que j’ai étudié
à Moscou et que j’y voyageais souvent, le reste de l’équipage était très intéressé par mon point
de vue sur la situation. Je leur ai décrit en détails ce que je savais sur ce pays et j’ai réussi à les
convaincre sans peine que nous étions encore bien loin d’un quelconque conflit de haute
intensité. Quelle erreur ! Cela n’a fait que rendre la suite des événements plus choquants qu’ils
ne l’étaient ! Et choquants, ils l'étaient…
Durant cette période, toute l’information dont je disposais était issue d’une newsletter de deux
pages qui atterrissait chaque jour sur notre Intranet et qui couvraient des sujets allant de la
politique aux résultats sportifs. Évidemment, ce contexte donne énormément de distance aux
événements. Une distance qui s’ajoute à l’éloignement géographique. En l’absence de journal
télévisé et avec seulement une poignée de mots pour décrire une situation, il est bien plus
difficile de se saisir de l’atmosphère exacte et d’appréhender totalement un sujet. Sans accès aux
détails, il est plus que probable que l’on en vienne à grandement sous-estimer ou surestimer
l’ampleur d’un événement et ses conséquences. C’est exactement pour cette raison qu’il est loin
d’être anodin de décider de communiquer certaines informations à un équipage vivant dans un
environnement isolé. Cela représente un stress supplémentaire, dont l’impact sur l’état
psychologique des différents individus ne peut pas toujours être prédit. Les questions « Que
communiquer ? », ainsi que « Quand et comment communiquer cela ? » sont absolument
fondamentales dans ce contexte.
Par exemple, l’année dernière, il y avait un équipage ISAE-Supaéro à bord de la Mars Desert
Research Station quand l’invasion de l’Ukraine a débuté. Il a fallu environ une semaine à
l’équipe de support, basée « sur Terre », pour décider de la meilleure manière de communiquer
cette information. Au cours de missions de plus longue durée, comme un voyage vers Mars, on
augmente forcément la probabilité qu’un événement d’importance majeure se produise alors que
l’équipage est à distance de toute civilisation. En ce sens, l’exemple de Sergueï Krikaliev est très
intéressant : il était en mission de longue durée à bord de la station Mir au moment où l’Union
Soviétique s’est effondrée. À la suite du chaos qui a suivi ces événements, il a quasiment été
abandonné sur place et son séjour a été prolongé jusqu’à 311 jours (deux fois plus
qu’initialement prévu). Cela a fait de lui le dernier citoyen soviétique au moment où, vêtu d’un
scaphandre arborant fièrement le drapeau de l’URSS, il a atterri au Kazakhstan, un endroit qui
faisait autrefois partie intégrante de son pays. On sait dans quel état on laisse le monde lorsque
l’on commence une mission, mais on ne sait jamais exactement dans quel état on le retrouvera à
son retour.
Ici, nous avons tous discuté, ensemble et avec nos proches, de quels types de nouvelles nous
aimerions recevoir, dans l’hypothèse où quelque chose se passait. Chacun d’entre nous a ses
préférences. Certains refuse catégoriquement de recevoir toute sorte d’informations sur ce qui se
passe dans le monde, mais reçoivent régulièrement des nouvelles de leur famille. De mon côté,
j’ai un peu honte de dire que la situation est un peu inverse. Je n’ai pas encore réellement pris le
temps d’écrire à mes proches, mais j’ai souscrit un service pour recevoir une revue de presse
quotidienne par email. Oui, j’en suis bien conscient. J’ai déjà mentionné le fait que j’avais honte
de cela…
J’avais l’impression que le fait d’avoir des informations sur ce qui se passe dans le monde
pourrait m’aider à échapper, au moins pour quelques minutes, à ma routine dans la Mars Desert
Research Station. Au lieu de cela, j’ai fini par intégrer cette lecture dans ma routine quotidienne,
ce qui a eu exactement l’effet inverse. Même si chaque Sol (le « jour » martien) est très différent
ici, la manière dont ils sont planifiés et la manière dont notre travail est organisé font qu’il est
difficile de différencier un jour d’un autre. En l’absence des références extérieures qui
fournissent habituellement les stimuli nécessaires à notre cerveau pour nous aider à
contextualiser les événements, on finit rapidement par se perdre. Se perdre dans un microcosme
en dehors du temps et de l’espace.
Per aspera, ad astra!
Jérémy Rabineau
Commandant du Crew 275