10 Mars 2020
Sol 9 : Pourquoi on fait ça
Si vous lisez ce texte, ça signifie probablement que vous êtes soit un de nos proches, soit intéressé par la science et l’exploration de Mars, soit les deux. De votre point de vue, être dans le désert et comme des astronautes est fascinant, ou au minimum intriguant. Il existe cette drôle de bulle de gens étranges, qui voient l’idée du confinement quasi-total du monde extérieur comme quelque chose à envier, ou à essayer soi-même. Ils ont tout appris sur l’âge d’or des astronautes super-héros, et regarde avec admiration ceux qui se catapultent pour vivre au milieu de nulle part, au plus à six dans un tube en métal traversant le vide de l’espace.
Je n’ai aucun doute que chaque membre de notre équipage est dans cette bulle. Mais, en réalité, la plupart du monde n’en fait pas partie. Ce serait idiot de nous imaginer plus aventureux ou curieux qu’eux – et je me plais à m’imaginer que nous ne somme pas moins normaux. Il ne voient pas pourquoi faire ça, et c’est parfaitement raisonnable. Ils demandent : comment tu feras pour vivre loin de ceux à qui tu tiens ? Pourquoi vivrais-tu des semaines sans prendre de douche ? Pourquoi tu fais ça ?
De l’intérieur de la bulle, c’est facile d’ignorer ces questions ; ils ne comprennent simplement pas. Mais souvent, ils comprennent très bien, et leurs arguments tiennent la route. Nos êtres chers nous manquent à tous. Être propre nous manque, marcher dehors sans 10 kilos sur le dos nous manque, manger ce qu’on veut nous manque, connaître l’actualité nous manque, lire n’importe quel livre ou voir n’importe quel film nous manque. Certains disent qu’une mission dans la MDRS n’est que deux semaines de vacances, un moment de calme loin de tout, et ils ont clairement tort. Mais ceux qui pensent que c’est une opportunité de jouer aux astronautes pendant deux semaines ne comprennent pas non plus.
Oui, il y a cette belle période du début de mission, où tout est frais et excitant, et on ne s’imagine jamais en avoir assez. Chaque jour a ses moments amusants et inattendus, et on apprend constamment. Mais la routine s’installe vite. Les cheveux deviennent gras, les combinaisons commencent à faire un peu mal, les expériences ne marchent pas aussi bien que prévu, et c’est impossible de ramener du matériel nouveau. On se souvient de quand on pouvait arrêter de travailler à 17 heures et se poser dans l’herbe, à respirer l’air frais comme tout le monde. La limite entre le temps libre et le travail devient floue. Les choses deviennent ennuyeuses, et c’est normal. C’est vrai, pourquoi on fait ça ?
C’est drôle d’écrire si négativement, et de pourtant n’avoir aucun regret quant à ma présence ici. Je doute fortement que quiconque dans l’équipage regrette, loin de là, et je serais triste à imaginer que des gens puissent quitter la MDRS en souhaitant avoir passé du temps ailleurs. Non, ce n’est pas glamour. Si l’un d’entre nous marchera sur Mars, ce sera sûrement sans la grandeur d’un bond de géant pour l’humanité, mais plutôt comme un parmi une multitude voulant coloniser un lieu inhospitalier. On ne le fait pas parce que c’est cool, non, et pas non plus pour le fun (même s’il y en a beaucoup). C’est du travail, et c’est tout. Et ce n’est rien de grave. Tout le monde doit bien travailler. On sacrifie un peu de notre comfort pour en donner aux autres, et le monde avance un peu. Presque tout le monde n’a pas le privilège de se demander pourquoi ils font leur travail, et il y a très, très peu de boulots qui ne sont jamais ennuyeux ou fatiguants.
Je me plais à penser que tout le monde est rêveur. Notre rêve à nous et d’agir pour qu’un jour, l’humanité grandira quelque part ailleurs, loin de son berceau. Ce n’est pas un rêve plus ou moins valable que tout autre. Ici, nous avons l’opportunité de travailler pour ce rêve. Il y a des sacrifices, mais rares sont ceux qui peuvent essayer de faire de leur rêve une réalité. Nous sommes seuls, oui. Nous sommes sales, oui. Mais nous sommes chanceux.
Auteur : Clément Plagne, Journaliste